De Caravage à Giotto plutôt que «De Giotto au Caravage» _ soit l'intitulé inverse de l'exposition des trésors de la collection Roberto Longhi (1890-1970) au Musée Jacquemart-André _ est la clef du parti pris muséographique comme de la visite rondement menée par Michel Lheritier1 (ML), guide-conférencier émérite et fort drôle en-sus. C'est aussi la vision et le parcours d'un des plus important historien de l'art du XXe siècle.
Jacquemart-André Vs
Le Louvre
Heureux
hasard ou technique de guide-sioux, commencer votre visite par une
bonne bourde est un savoir-faire à méditer. Ainsi du moins s'y est
pris Michel Lheritier en introduisant la visite et Le Caravage
(1571-1610) comme ... un contemporain de Raphaël (1483-1520) !
L'horreur rattrapée en vol sert en effet idéalement de cursus
temporel autant que de comparateur de valeur. La renaissance d'un
maître un siècle plus tard s'impose en effet au premier coup d’œil.
Les œuvres présentées, «Le garçon mordu par un lézard»
(1594), «Le couronnement d'épines» (1603) et «Amour
endormi» (1608), éprennent en effet naturellement le premier
quidam par la sensation d'une réalité augmentée. Intimité,
Véracité, Instantanéité font en effet du milanais, un monstre de
la peinture, le premier peintre de l'époque moderne pour Longhi. Le
Louvre en possède deux2: «La diseuse de bonne
aventure» (1594) et «La mort de la Vierge» (1606).
Jacquemart-André en montre trois jusqu'au 20 juillet 2015.
La révolution Longhi
Rapprocher
maintenant «Le couronnement d'épines» à «Zombie»
du groupe de rock irlandais Cranberries (1994) est une digression de
trop pour une visite guidée mais correspond néanmoins à la
simplification de la révolution Longhi découverte à posteriori.
«Le guide plus encore que l'historien de l'art est un animateur de
passerelles invisibles, de transparences travesties» aurait pu dire
le collectionneur. Plus il va dans ce sens, plus il nous rapproche de
l'artiste.
Dans
un registre plus savant, évoquer comment les travaux de Longhi
autour du Caravage et des primitifs ont rééquilibré la vision
suprématiste de la Toscane sur la peinture de la Renaissance et du
Trecento, rejoint dans un sens, l'agencement des salles aux fonds monochromes : fer, tabac,
ardoise, paon, taupe3. Une vingtaine d’œuvres y sont
présentées souvent accompagnées d'une référence visuelle directe
ou indirecte au Caravage qu'il est utile de montrer sur tablette à
l'instar de notre conférencier. La révolution Philippe Maurice,
c'est d'en proposer une partie, titrées et renseignées en annexe à
votre lecture.
Caravage est-il
baroque?
La
juxtaposition en salle 2 du «Couronnement d'épine» (1615)
de Manfredi à une autre version du Caravage conservée à Vienne
sert de fait la comparaison des Passions Caravagesques pour le
Calvaire intimiste du Seigneur. Même clair-obscur, même gros
plan, même fonds zébrés, même facture naturaliste ; moins
spectaculaire pourtant, plus théâtral ; moins populaire, plus
scènes de genre finalement. La mise au tombeau de Battistelo
rapprochée de celle du maître est tout aussi explicite. Avec
Caravage on participe à la scène! «Il y a du 3 de Mayo4 dans
Michelangelo Merisi» dit à l'emporte-pièce et au vu des bras levés
au ciel de Marie Jacobé (Cf. Illustrations). Lheritier oppose par
ailleurs judicieusement à ces caravagesques les mises en scènes
baroques et modèles anatomistes de Rubens (1577-1640) tel que le
«Couronnement d'épines» et la «Descente de croix»
conservée dans la Cathédrale de Grâce. La vision du corps du
Christ n'est clairement pas la même.
Idem
pour la «Déploration du Christ» de Borgianni (1574-1616)
opposable au Mantegna, «Lamentation sur le Christ mort»
(1490). L'idée de contemplation et d'humanité idéalisée,
d'humanité sculptée caractéristiques de l'Art Renaissance sont
imperméables au réalisme caravagesque.
José de Ribera
Comme
Battistelo (1578-1635), Borgianni installé dans la Naples espagnole
est plus proche du jeune José de Ribera (1591-1652) débarqué de
Valence en 1616, que des romains, Manfredi (1582-1622) ou Saraceni
(1579-1620), du parmesan Lanfranco (1582-1647) ou encore des
flamands, Barburen (1594-1624) ou Stomer (1600-1650). De tous ces
disciples présentés en salle 7 et 8, José de Ribera et ses 3
apôtres clôturent magnifiquement l'exposition. Le graphisme épuré
de sa Trinité apostolique s'oppose adroitement aux grands saints
caravagesques tel que St Thomas «L'incrédulité de St Thomas»,
(1603, Postdam) ou encore le fameux Saint Paul, «La conversion de
St Paul sur le chemin de Damas» (1604, Rome), car il révèle
autant l'héritage du maître que l'apport de ses suivants. Idem pour
le «Le concert avec trois figures» de Preti (1613-1699). On
peut le rapprocher autant de «Musiciens» (1595) que des
éclairages artificiels d'un Degas, «Répétition d'un concert
de balai sur la scène» (1874). Ce n'est pas forcément l'avis
de Philippe Geluck5 dans l'Obs d'Avril-Mai 2015 mais il
convient de guetter certains détail tel que l'antériorité de la
Judith à la tête d'Holopherne6 de Battista del Morro
(1555) à celle du Caravage (1599).
Tous les chemins
mènent à Giotto ...
C'est
bien connu, tous les chemins mènent à Rome, les chemins de l'art
occidental du moins. En remontant ce fil d'Ariane, on tombe néanmoins
un jour ou l'autre sur le nœud Giotto di Bondone (1267-1337). Le
nœud de Bondone, c'est pour le guide conférencier, un nœud gordien
d'intellect et de sensibilités mêlées à trancher nettement tel
Alexandre. Dire «Comme il y a du Caravage dans les saints de
Ribera, il y a du Caravage dans ceux de Giotto» est certes un
contresens mais sert pourtant le raisonnement Longhi. Simplicité de
composition, contre-pied chromatique, humanité des personnages aux
carnations moins grises que dans l'iconographie byzantine, sont en
effet des traits du «Saint Jean l’Évangéliste» et «Saint
Laurent» (1320). Dire sinon comme M. Lhéritier, qu'il est
«celui qui traduit la peinture du grec au latin», une sorte
de St Jérôme de la peinture, impose au minimum un jalon entre le
céleste et le terrestre, le spirituel et le matériel, le trecento
et le quattrocento à suivre, le tronc coupé au premier plan du «St
Jérôme avec un dévot» (1460) à l'arbre feuillu de l'arrière
plan, de Della Francesca7.
La Vierge de la
chatouille
A
suivre surtout, c'est la «Vierge de la Chatouille» (1427)
qui apparaît aux visiteurs. Après l'aperçu du génie de Giotto,
celui de Masaccio devient plus aisément perceptible avec cette
Vierge à l'Enfant , exceptionnellement prêté par la Galerie des
Offices!
Face
à l’œuvre, deux franciscains dans leurs niches par Colantonio
appuient tout autant un discours technique sur l'épaississement du
réel, la disparition des fonds d'or, l'apparition des ombres portées
ou le peuplement du paysage mais avouons qu'il faut le don de
Lheritier pour chatouiller œuvre après œuvre, l’œil et
l'oreille de ses ouailles par des remarques et descriptions
appropriées telle celle au sujet du sérieux de la Madone. «Pourquoi
Marie ne sourie t-elle pas?» interroge t-il par exemple à l'envolée
[…] «Parce le dogme de l'Immaculée Conception! La Vierge connaît
sa destinée à la différence de l'Enfant encore innocent
l'agrippant vigoureusement avec ses menottes8. L'appui du
visuel de la fresque d'«Adam et Eve chassés du Paradis»
(1427 – Chapelle Brancacci, Santa-Maria del Carmine, Florence) est
sans cela bien utile pour déspiritualiser le sujet, sinon le
populariser à la manière du Caravage, le rendre naturel et
compréhensible, humain plutôt qu'humaniste, en un mot «populaire»9.
Notes :
-
1 – Michel Lheritier, Guide Conférencier:
http://visitesguidees-lheritiermichel.blogspot.fr/
Avertissement !
Source d'inspiration majeure et de mon intérêt pour l'exposition
« De Giotto au Caravage », les propos à suivre sont
néanmoins le produit d'une réflexion croisée autour de son
discours et de recherches postérieures d'informations, d'autres
références telle que celles aux Cramberries ou à Degas choisies
pour mieux sensibiliser à la démarche de R. Longhi
-
2 - Le Louvre possède 3 Caravage en réalité. M. Lheritier oublie à
raison, le « Portrait d'Alof de Wignacourt » (1607). Le
Musée des Beaux-Arts de Nancy possède une « Annonciation »
et celui de Rouen, un « Christ à la Colonne ». 90
environ sont recensées sur Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_peintures_du_Caravage
- 3
– Visuels Froggy Delight, Le Site Web qui Gobe les Mouches,
www.froggydelight.com :
http://www.froggydelight.com/article-16023-De_Giotto_a_Caravage_Les_passions_de_Roberto_L.html
-
4 – El Tres de Mayo, Francisco de Goya, 1814, 268X347, Madrid,
Musée du Prado. Cf. Illustrations
-
5 - http://l-oeilduchat.blogs.nouvelobs.com/tag/roberto%20longhi
L'Oeil
du Chat, ou la chronique du dessinateur Philippe Geluck pour l'Obs. #
Avril-Mai 2015
-
6 – Holopherne : Général de Nabuchodonosor assassinée par
la jeune veuve Judith de Béthulie-Massalah (Wikipedia)
-
7 - Paris-Match:
https://www.youtube.com/watch?v=Bo1N22a_KNE
-
8 – L’expression et l'attitude de la «Vierge à l'Enfant»
change en fait selon les modes et orientation de l’Église mais de
Da Vinci à Poussin, sa spiritualité lui retire paradoxalement
l'innocence ou la confiance d'une maternité normale.
-
9 – Dossier de Presse Musée Jacquemart-André, De Giotto au
Caravage […], p. 12. Caravage est pour Longhi le premier peintre de
l'époque moderne, car il « a cherché à être naturel et
compréhensible; humain plutôt qu'humaniste ; en un mot,
populaire. R. Longhi. Introduction à l'exposition de 1951 à
Milan.
-
10 – Le tableau de droite est celui du Caravage. Celui de gauche
est dde Manfredi.
Liens :
http://www.giotto-caravage.com/fr/home-giotto-fr
http://jerome-cycloblog.blogspot.fr/2015/04/de-giotto-caravage-les-passionsde.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_peintures_du_Caravage
http://www.galerie-photo.com/le-caravage-eclairage.html
https://baroquepilgrimage.files.wordpress.com
Lire également : De Giotto à Caravage, Les Passions
de Roberto Longhi. Jérôme Ziel, 12/04/15
http://jerome-cycloblog.blogspot.fr/2015/04/de-giotto-caravage-les-passions-de.html
L'exposition
que nous présente le musée Jacquemart-André est intéressante à
plus d'un titre, dans la mesure où elle donne à voir les oeuvres
des représentants d'un courant de peinture, le caravagisme, depuis
les précurseurs (Giotto) jusqu'aux continuateurs (Manfredi,
Lanfranco ou encore Van Baburen, jusqu'au cinéma de Pasolini), à
travers les yeux d'un historien de l'art/collectionneur, Roberto
Longhi. Ce dernier, par ses influences contemporaines, ses
recherches, ses découvertes en tant que collectionneur, a
largement contribué à sortir Caravage de la nuit dans laquelle
l'histoire officielle de l'art l'avait maintenu, juqu'à la moitié
du 20e siècle.
Au
début du siècle dernier, Longhi se sent étouffer au sein des
conventions qui règnent dans le domaine de l'histoire de l'art,
privilégiant la peinture toscane, le 17e siècle grandiose dans son
maniérisme (Botticelli, Raphaël, Michel-Ange) et le 18e siècle
élégant des védutistes vénitiens (Canaletto). Il est à la
recherche d'une vision dépoussiérée de l'histoire de l'art,
davantage en phase avec les mouvements picturaux contemporains qui se
dégagent des courants impressionnistes du 19e siècle (Monet,
Renoir, Cézanne) et du réalisme (Courbet) en vogue en France au
tournant du 20e siècle. A ce titre, la visite qu'il rend à la
Biennale de Venise en 1910 constitue un choc suite auquel Longhi met
au point sa méthode critique dite de la "connotation par
avance", constituée par des allers et retours incessants entre
les maîtres anciens et la peinture moderne, selon laquelle
"l'histoire passée se colore toujours de celle du présent".
Il
trace ainsi un saisissant rapprochement entre Courbet (1819-1877) et
Caravage (1571-1610) autour du problème du naturalisme, que
l'académisme regarde avec une certaine répulsion, voyant dans les
toiles du maître d'Ornans "une sévérité dépouillée tout
à faitcaravagesque". Roberto Longhi ressuscite Caravage en le
présentant comme le premier peintre de l'époque moderne. "C'est
la lumière qui pourvoit maintenant à l'artifice, au symbole
dramatique du style, et non plus l'idée que l'homme avait pu se
faire de lui-même. La rupture des ténèbres révèle l'événement
et rien d'autre : d'où son naturel inexorable [...]. Hommes, objets,
paysages, tout est sur un même plan : il n'y a pas d'échelle
hiérarchique où ranger les divers éléments suivant leur
"dignité"." Roberto Longhi provoque alors une rupture
en sortant Caravage de son statut de "portier de nuit de la
Renaissance", au grand dam des autorités de l'époque en
matière d'histoire de l'art qui considéraient Caravage comme un
barbare, à l'image de Vasari.
Longhi
étend le champ de son analyse à d'autres peintres (Giotto,
Masolino, Masaccio) qui, à l'orée de la Renaissance, introduisent
une véritable rupture avec ce qui avait cours en leur temps (14e/15e
siècles), en donnant aux hiératiques figures sacrées la souplesse
des silhouettes humaines et en introduisant le fil de la narration.
Ses recherches de collectionneur l'amènent également à donner une
filiation au Caravage en découvrant les peintres qui lui ont succédé
en s'inspirant de son style naturaliste, issu du quotidien, infusant
la vie des faubourgs populaires dans leurs toiles sans fard : Orazio
Gentileschi (1563-1639, le père d'Artemisia) ; Orazio Borgianni
(1574-1616) ; Battistello Caracciolo (1578-1635) ; Carlo Saraceni
(1579-1620) ; Giovanni Lanfranco (1582-1647) ; Bartolomeo Manfredi
(1582-1622) ; Valentin de Boulogne (1591-1632), etc. Plus près de
nous, l'écrivain/réalisateur mystico/néo-réaliste Pasolini,
élève de Longhi sous la direction duquel il rédige sa thèse sur
l'art contemporain italien, dédicacera son Mamma Roma (1962)
à Longhi : son film s'ouvre ainsi sur un hommage à la Cène de
Léonard et se conclut par une référence au Christ mort de
Mantegna. Par ailleurs, Pasolini emprunte au Caravage ses ragazzi aux
pieds sales (les sans-dents de l'époque) en leur faisant
interpréter les héros de ses films, tels Franco Citti ou Ninetto
Davoli.
Cette
exposition, par les correspondances qu'elle établit entre les
peintres faisant partie d'un même mouvement réaliste, mis à jour
par le regard érudit et anti-conformiste d'un grand
amateur/collectionneur d'art, se révèle etrêmement stimulante pour
le visiteur.
Éprendre est un verbe pronominal. Il faudrait dire "Tout naturellement le premier quidam s'éprend des œuvres présentées" le garçon....amour endormi " avec une sensation de réalité augmentée.
RépondreSupprimerLe passage sur le nœud de Bondone, est guère compréensible. Je trouve tout ce passage assez pédant. Qu'est-ce que la Révolution Longhi? Atenciosamente, McLc
La révolution Longhi ai-je envie de répondre est une sorte d'exaltation du curseur de la modernité, de l'innovation intemporelle ou permanente. Longhi nous invite il me semble à creuser ce sillon diagonal. Il manque en effet à la publication, les sources édditoriales des oeuvres de Longhi en français. Merci pour vos remarques.
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