VISITE GUIDEE #4, BESTOF LONGHI - BESTOF ITALIE

BEST OF LONGHI, BEST OF ITALIE
Jacquemart-André
Saison I (27/03/2015-20/07/2015)
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De Caravage à Giotto
plutôt que «De Giotto au Caravage» _ soit l'intitulé inverse de l'exposition des trésors de la collection Roberto Longhi (1890-1970) au Musée Jacquemart-André _ est la clef du parti pris muséographique comme de la visite rondement menée par Michel Lheritier1 (ML), guide-conférencier émérite et fort drôle en-sus. C'est aussi la vision et le parcours d'un des plus important historien de l'art du XXe siècle.

Jacquemart-André Vs Le Louvre
Heureux hasard ou technique de guide-sioux, commencer votre visite par une bonne bourde est un savoir-faire à méditer. Ainsi du moins s'y est pris Michel Lheritier en introduisant la visite et Le Caravage (1571-1610) comme ... un contemporain de Raphaël (1483-1520) ! L'horreur rattrapée en vol sert en effet idéalement de cursus temporel autant que de comparateur de valeur. La renaissance d'un maître un siècle plus tard s'impose en effet au premier coup d’œil. Les œuvres présentées, «Le garçon mordu par un lézard» (1594), «Le couronnement d'épines» (1603) et «Amour endormi» (1608), éprennent en effet naturellement le premier quidam par la sensation d'une réalité augmentée. Intimité, Véracité, Instantanéité font en effet du milanais, un monstre de la peinture, le premier peintre de l'époque moderne pour Longhi. Le Louvre en possède deux2: «La diseuse de bonne aventure» (1594) et «La mort de la Vierge» (1606). Jacquemart-André en montre trois jusqu'au 20 juillet 2015.

La révolution Longhi
Rapprocher maintenant «Le couronnement d'épines» à «Zombie» du groupe de rock irlandais Cranberries (1994) est une digression de trop pour une visite guidée mais correspond néanmoins à la simplification de la révolution Longhi découverte à posteriori. «Le guide plus encore que l'historien de l'art est un animateur de passerelles invisibles, de transparences travesties» aurait pu dire le collectionneur. Plus il va dans ce sens, plus il nous rapproche de l'artiste.
Dans un registre plus savant, évoquer comment les travaux de Longhi autour du Caravage et des primitifs ont rééquilibré la vision suprématiste de la Toscane sur la peinture de la Renaissance et du Trecento, rejoint dans un sens, l'agencement des salles aux fonds monochromes : fer, tabac, ardoise, paon, taupe3. Une vingtaine d’œuvres y sont présentées souvent accompagnées d'une référence visuelle directe ou indirecte au Caravage qu'il est utile de montrer sur tablette à l'instar de notre conférencier. La révolution Philippe Maurice, c'est d'en proposer une partie, titrées et renseignées en annexe à votre lecture.

Caravage est-il baroque?
La juxtaposition en salle 2 du «Couronnement d'épine» (1615) de Manfredi à une autre version du Caravage conservée à Vienne sert de fait la comparaison des Passions Caravagesques pour le Calvaire intimiste du Seigneur. Même clair-obscur, même gros plan, même fonds zébrés, même facture naturaliste ; moins spectaculaire pourtant, plus théâtral ; moins populaire, plus scènes de genre finalement. La mise au tombeau de Battistelo rapprochée de celle du maître est tout aussi explicite. Avec Caravage on participe à la scène! «Il y a du 3 de Mayo4 dans Michelangelo Merisi» dit à l'emporte-pièce et au vu des bras levés au ciel de Marie Jacobé (Cf. Illustrations). Lheritier oppose par ailleurs judicieusement à ces caravagesques les mises en scènes baroques et modèles anatomistes de Rubens (1577-1640) tel que le «Couronnement d'épines» et la «Descente de croix» conservée dans la Cathédrale de Grâce. La vision du corps du Christ n'est clairement pas la même.
Idem pour la «Déploration du Christ» de Borgianni (1574-1616) opposable au Mantegna, «Lamentation sur le Christ mort» (1490). L'idée de contemplation et d'humanité idéalisée, d'humanité sculptée caractéristiques de l'Art Renaissance sont imperméables au réalisme caravagesque.

José de Ribera
Comme Battistelo (1578-1635), Borgianni installé dans la Naples espagnole est plus proche du jeune José de Ribera (1591-1652) débarqué de Valence en 1616, que des romains, Manfredi (1582-1622) ou Saraceni (1579-1620), du parmesan Lanfranco (1582-1647) ou encore des flamands, Barburen (1594-1624) ou Stomer (1600-1650). De tous ces disciples présentés en salle 7 et 8, José de Ribera et ses 3 apôtres clôturent magnifiquement l'exposition. Le graphisme épuré de sa Trinité apostolique s'oppose adroitement aux grands saints caravagesques tel que St Thomas «L'incrédulité de St Thomas», (1603, Postdam) ou encore le fameux Saint Paul, «La conversion de St Paul sur le chemin de Damas» (1604, Rome), car il révèle autant l'héritage du maître que l'apport de ses suivants. Idem pour le «Le concert avec trois figures» de Preti (1613-1699). On peut le rapprocher autant de «Musiciens» (1595) que des éclairages artificiels d'un Degas, «Répétition d'un concert de balai sur la scène» (1874). Ce n'est pas forcément l'avis de Philippe Geluck5 dans l'Obs d'Avril-Mai 2015 mais il convient de guetter certains détail tel que l'antériorité de la Judith à la tête d'Holopherne6 de Battista del Morro (1555) à celle du Caravage (1599).

Tous les chemins mènent à Giotto ...
C'est bien connu, tous les chemins mènent à Rome, les chemins de l'art occidental du moins. En remontant ce fil d'Ariane, on tombe néanmoins un jour ou l'autre sur le nœud Giotto di Bondone (1267-1337). Le nœud de Bondone, c'est pour le guide conférencier, un nœud gordien d'intellect et de sensibilités mêlées à trancher nettement tel Alexandre. Dire «Comme il y a du Caravage dans les saints de Ribera, il y a du Caravage dans ceux de Giotto» est certes un contresens mais sert pourtant le raisonnement Longhi. Simplicité de composition, contre-pied chromatique, humanité des personnages aux carnations moins grises que dans l'iconographie byzantine, sont en effet des traits du «Saint Jean l’Évangéliste» et «Saint Laurent» (1320). Dire sinon comme M. Lhéritier, qu'il est «celui qui traduit la peinture du grec au latin», une sorte de St Jérôme de la peinture, impose au minimum un jalon entre le céleste et le terrestre, le spirituel et le matériel, le trecento et le quattrocento à suivre, le tronc coupé au premier plan du «St Jérôme avec un dévot» (1460) à l'arbre feuillu de l'arrière plan, de Della Francesca7.

La Vierge de la chatouille
A suivre surtout, c'est la «Vierge de la Chatouille» (1427) qui apparaît aux visiteurs. Après l'aperçu du génie de Giotto, celui de Masaccio devient plus aisément perceptible avec cette Vierge à l'Enfant , exceptionnellement prêté par la Galerie des Offices!
Face à l’œuvre, deux franciscains dans leurs niches par Colantonio appuient tout autant un discours technique sur l'épaississement du réel, la disparition des fonds d'or, l'apparition des ombres portées ou le peuplement du paysage mais avouons qu'il faut le don de Lheritier pour chatouiller œuvre après œuvre, l’œil et l'oreille de ses ouailles par des remarques et descriptions appropriées telle celle au sujet du sérieux de la Madone. «Pourquoi Marie ne sourie t-elle pas?» interroge t-il par exemple à l'envolée […] «Parce le dogme de l'Immaculée Conception! La Vierge connaît sa destinée à la différence de l'Enfant encore innocent l'agrippant vigoureusement avec ses menottes8. L'appui du visuel de la fresque d'«Adam et Eve chassés du Paradis» (1427 – Chapelle Brancacci, Santa-Maria del Carmine, Florence) est sans cela bien utile pour déspiritualiser le sujet, sinon le populariser à la manière du Caravage, le rendre naturel et compréhensible, humain plutôt qu'humaniste, en un mot «populaire»9.

Notes :
- 1 – Michel Lheritier, Guide Conférencier: http://visitesguidees-lheritiermichel.blogspot.fr/
Avertissement ! Source d'inspiration majeure et de mon intérêt pour l'exposition « De Giotto au Caravage », les propos à suivre sont néanmoins le produit d'une réflexion croisée autour de son discours et de recherches postérieures d'informations, d'autres références telle que celles aux Cramberries ou à Degas choisies pour mieux sensibiliser à la démarche de R. Longhi
- 2 - Le Louvre possède 3 Caravage en réalité. M. Lheritier oublie à raison, le « Portrait d'Alof de Wignacourt » (1607). Le Musée des Beaux-Arts de Nancy possède une « Annonciation » et celui de Rouen, un « Christ à la Colonne ». 90 environ sont recensées sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_peintures_du_Caravage
- 3 – Visuels Froggy Delight, Le Site Web qui Gobe les Mouches, www.froggydelight.com : http://www.froggydelight.com/article-16023-De_Giotto_a_Caravage_Les_passions_de_Roberto_L.html
- 4 – El Tres de Mayo, Francisco de Goya, 1814, 268X347, Madrid, Musée du Prado. Cf. Illustrations
- 5 - http://l-oeilduchat.blogs.nouvelobs.com/tag/roberto%20longhi
L'Oeil du Chat, ou la chronique du dessinateur Philippe Geluck pour l'Obs. # Avril-Mai 2015
- 6 – Holopherne : Général de Nabuchodonosor assassinée par la jeune veuve Judith de Béthulie-Massalah (Wikipedia)
- 7 - Paris-Match: https://www.youtube.com/watch?v=Bo1N22a_KNE
- 8 – L’expression et l'attitude de la «Vierge à l'Enfant» change en fait selon les modes et orientation de l’Église mais de Da Vinci à Poussin, sa spiritualité lui retire paradoxalement l'innocence ou la confiance d'une maternité normale.
- 9 – Dossier de Presse Musée Jacquemart-André, De Giotto au Caravage […], p. 12. Caravage est pour Longhi le premier peintre de l'époque moderne, car il « a cherché à être naturel et compréhensible; humain plutôt qu'humaniste ; en un mot, populaire.  R. Longhi. Introduction à l'exposition de 1951 à Milan.
- 10 – Le tableau de droite est celui du Caravage. Celui de gauche est dde Manfredi.

Liens :
http://www.giotto-caravage.com/fr/home-giotto-fr
http://jerome-cycloblog.blogspot.fr/2015/04/de-giotto-caravage-les-passionsde.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_peintures_du_Caravage
http://www.galerie-photo.com/le-caravage-eclairage.html
https://baroquepilgrimage.files.wordpress.com

Lire également : De Giotto à Caravage, Les Passions de Roberto Longhi. Jérôme Ziel, 12/04/15
http://jerome-cycloblog.blogspot.fr/2015/04/de-giotto-caravage-les-passions-de.html

L'exposition que nous présente le musée Jacquemart-André est intéressante à plus d'un titre, dans la mesure où elle donne à voir les oeuvres des représentants d'un courant de peinture, le caravagisme, depuis les précurseurs (Giotto) jusqu'aux continuateurs (Manfredi, Lanfranco ou encore Van Baburen, jusqu'au cinéma de Pasolini), à travers les yeux d'un historien de l'art/collectionneur, Roberto Longhi. Ce dernier, par ses influences contemporaines, ses recherches, ses découvertes en tant que collectionneur, a largement contribué à sortir Caravage de la nuit dans laquelle l'histoire officielle de l'art l'avait maintenu, juqu'à la moitié du 20e siècle.
Au début du siècle dernier, Longhi se sent étouffer au sein des conventions qui règnent dans le domaine de l'histoire de l'art, privilégiant la peinture toscane, le 17e siècle grandiose dans son maniérisme (Botticelli, Raphaël, Michel-Ange) et le 18e siècle élégant des védutistes vénitiens (Canaletto). Il est à la recherche d'une vision dépoussiérée de l'histoire de l'art, davantage en phase avec les mouvements picturaux contemporains qui se dégagent des courants impressionnistes du 19e siècle (Monet, Renoir, Cézanne) et du réalisme (Courbet) en vogue en France au tournant du 20e siècle. A ce titre, la visite qu'il rend à la Biennale de Venise en 1910 constitue un choc suite auquel Longhi met au point sa méthode critique dite de la "connotation par avance", constituée par des allers et retours incessants entre les maîtres anciens et la peinture moderne, selon laquelle "l'histoire passée se colore toujours de celle du présent".
Il trace ainsi un saisissant rapprochement entre Courbet (1819-1877) et Caravage (1571-1610) autour du problème du naturalisme, que l'académisme regarde avec une certaine répulsion, voyant dans les toiles du maître d'Ornans "une sévérité dépouillée tout à faitcaravagesque". Roberto Longhi ressuscite Caravage en le présentant comme le premier peintre de l'époque moderne. "C'est la lumière qui pourvoit maintenant à l'artifice, au symbole dramatique du style, et non plus l'idée que l'homme avait pu se faire de lui-même. La rupture des ténèbres révèle l'événement et rien d'autre : d'où son naturel inexorable [...]. Hommes, objets, paysages, tout est sur un même plan : il n'y a pas d'échelle hiérarchique où ranger les divers éléments suivant leur "dignité"." Roberto Longhi provoque alors une rupture en sortant Caravage de son statut de "portier de nuit de la Renaissance", au grand dam des autorités de l'époque en matière d'histoire de l'art qui considéraient Caravage comme un barbare, à l'image de Vasari.
Longhi étend le champ de son analyse à d'autres peintres (Giotto, Masolino, Masaccio) qui, à l'orée de la Renaissance, introduisent une véritable rupture avec ce qui avait cours en leur temps (14e/15e siècles), en donnant aux hiératiques figures sacrées la souplesse des silhouettes humaines et en introduisant le fil de la narration. Ses recherches de collectionneur l'amènent également à donner une filiation au Caravage en découvrant les peintres qui lui ont succédé en s'inspirant de son style naturaliste, issu du quotidien, infusant la vie des faubourgs populaires dans leurs toiles sans fard : Orazio Gentileschi (1563-1639, le père d'Artemisia) ; Orazio Borgianni (1574-1616) ; Battistello Caracciolo (1578-1635) ; Carlo Saraceni (1579-1620) ; Giovanni Lanfranco (1582-1647) ; Bartolomeo Manfredi (1582-1622) ; Valentin de Boulogne (1591-1632), etc. Plus près de nous, l'écrivain/réalisateur mystico/néo-réaliste Pasolini, élève de Longhi sous la direction duquel il rédige sa thèse sur l'art contemporain italien, dédicacera son Mamma Roma (1962) à Longhi : son film s'ouvre ainsi sur un hommage à la Cène de Léonard et se conclut par une référence au Christ mort de Mantegna. Par ailleurs, Pasolini emprunte au Caravage ses ragazzi aux pieds sales (les sans-dents de l'époque) en leur faisant interpréter les héros de ses films, tels Franco Citti ou Ninetto Davoli.
Cette exposition, par les correspondances qu'elle établit entre les peintres faisant partie d'un même mouvement réaliste, mis à jour par le regard érudit et anti-conformiste d'un grand amateur/collectionneur d'art, se révèle etrêmement stimulante pour le visiteur.


2 commentaires:

  1. Éprendre est un verbe pronominal. Il faudrait dire "Tout naturellement le premier quidam s'éprend des œuvres présentées" le garçon....amour endormi " avec une sensation de réalité augmentée.
    Le passage sur le nœud de Bondone, est guère compréensible. Je trouve tout ce passage assez pédant. Qu'est-ce que la Révolution Longhi? Atenciosamente, McLc

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    1. La révolution Longhi ai-je envie de répondre est une sorte d'exaltation du curseur de la modernité, de l'innovation intemporelle ou permanente. Longhi nous invite il me semble à creuser ce sillon diagonal. Il manque en effet à la publication, les sources édditoriales des oeuvres de Longhi en français. Merci pour vos remarques.

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